L’esplanade des Eaux-Vives : une nouvelle centralité urbaine
L’aménagement, l’urbanisme et la construction sont des sports d’endurance. La planification du nouveau quartier de l’esplanade des Eaux-Vives a commencé il y a plus de 20 ans, avec un programme d’aménagement rédigé en 2003.
Sa mutation – entamée en 2011 avec le chantier de la nouvelle gare – n’est pas encore achevée. Le dernier quart du périmètre de la gare des Eaux-Vives, le lot dit BC, sera terminé à la fin de 2026 si le chantier se déroule comme prévu.
Mais si on veut comprendre la genèse de ce nouveau quartier et son lien fort avec le thème de la mobilité qui vous a occupé aujourd’hui, il faut remonter au XIXe siècle – un siècle marqué par la grande épopée du développement du chemin de fer. A Genève, le ferroviaire arrive en 1858 d’abord de Lyon, puis du canton de Vaud, sur la rive droite, dans la première gare de Cornavin. L’implantation de la gare centrale à cet endroit a fait l’objet de très longs débats, tout comme sa typologie. On avait envisagé un temps d’établir à la Servette une gare terminale (comme les stations parisiennes en cul-de-sac). Les lignes venues de l’Ain et du canton de Vaud y auraient convergé. Mais l’emplacement a été jugé trop éloigné du centre-ville. On a préféré établir une gare traversière à Cornavin, près du centre. Mais cette implantation a un défaut, du fait de l’axe choisi : cela va considérablement compliquer le raccordement avec la rive gauche.
Durant les décennies suivantes, la question de la desserte ferroviaire de la rive gauche genevoise et du raccordement avec l’arrière-pays savoyard échauffe passablement les esprits, alors que la situation géopolitique de l’époque contrecarre sérieusement les ambitions genevoises de devenir un carrefour ferroviaire.
En 1860, la France annexe la Savoie. Paris a pour priorité de raccorder son nouveau territoire sans passer par la Suisse. Raison pour laquelle le réseau ferroviaire de la région se construit en contournant Genève plutôt que de s’y rendre. En 1888, on crée un raccordement entre les Eaux-Vives et Annemasse. Il s’agit d’une voie en impasse qui se terminait ici.
La gare des Vollandes, qu’on appellera ensuite la gare des Eaux-Vives, était charmante avec ses colombages. Mais cette construction légère signalait le fait qu’elle était considérée à l’origine comme provisoire et démontable, en l’attente du raccordement de cette ligne au réseau ferroviaire de la rive droite. Or cet état provisoire a perduré plus de cent ans. Le vieux bâtiment a été démantelé en 2017 dans le cadre du chantier CEVA.
Des engagements en vue de la réalisation de ce raccordement entre les deux rives ont pourtant été pris dès les années 1880, puis renouvelés par une convention en 1912 où on compte alors lancer le chantier dans les six ans à venir. Mais survient la guerre, l’essor de l’automobile, la crise des années 30 etc… Au XXe siècle, seul sera réalisé le tronçon de Cornavin à La Praille, dans les années 1940. Dans les années 1980, on construit sur la rive droite la liaison ferroviaire avec l’aéroport mais la Confédération pose une condition à cette réalisation : il s’agit du gel pendant 20 ans de la convention de 1912 qui engageait Berne à raccorder la rive gauche. Autrement dit, ce n’est pas tout à fait nouveau que la Confédération prie les Romands d’être patients…
Ce n’est donc qu’à l’aube du XXIe siècle que le dossier peut se rouvrir. Avec des moments clés et aussi des personnes clés. Sous l’impulsion du militant ferroviaire Sigurd Maxwell, dont je salue la mémoire, Berne confirme fin 1999 que la fameuse convention de 1912 est toujours valable. Cela lui permet de retourner les autorités genevoises : les projets de métro léger qui avaient la cote durant les années 1990 sont remisés, en faveur d’un raccordement ferroviaire de Cornavin aux Eaux-Vives puis Annemasse : le CEVA ! Un crédit d’études est voté dès l’an 2000. C’est le conseiller d’Etat Robert Cramer qui est parvenu à forcer Berne de tenir enfin ses engagements et de délier sa bourse et c’est lui qui a piloté politiquement la genèse du projet.
Très tôt dans le processus, on réalise que cette nouvelle infrastructure de mobilité, essentiellement souterraine, dégage de formidables opportunités foncières. S’initie alors une réflexion sur la requalification du pôle urbain de la gare des Eaux-Vives. Sur le site de l’esplanade des Eaux-Vives, il s’agit de 52’000 mètres carrés, proches de l’hypercentre et à proximité de la seule ligne de tram que Genève a eu le bon goût d’épargner lors du grand démantèlement du réseau de tramway qui a eu lieu jusqu’en 1969 (remplacement du tram de ceinture 1 par un bus).
Dès 2003, on a compris l’opportunité d’assortir ce pôle de mobilité majeur non seulement de logements (un bien qui manque cruellement à Genève), mais aussi d’activités commerciales et d’équipements publics ainsi que d’un équipement culturel majeur, la Nouvelle Comédie, relais du bâtiment obsolète des Philosophes. Une gouvernance originale a été mise sur pied avec la création en 2005 d’une société de valorisation de la gare des Eaux-Vives, réunissant les trois partenaires impliqués dans le projet, à savoir les CFF, le Canton propriétaire de vastes surfaces ainsi que la Ville. Cette dernière a notamment réalisé les espaces publics pour le compte de ce consortium qui a réparti les droits à bâtir.
Un mandat d’études parallèles, assorti d’une concertation des associations locales, a permis d’établir en 2008, une fois connus les contours du projet de la gare CEVA, un plan directeur de quartier. Un principe a présidé à l’aménagement de ce secteur appelé à être très fréquenté : plutôt que de concéder aux espaces publics seulement les interstices que le bâti voudrait bien laisser, ces espaces de circulation et de détente devaient être prioritairement définis. Une tâche nécessaire puisqu’il y avait là une opportunité majeure : celle de recoudre tout un secteur de la Ville balafré depuis plus d’un siècle par une césure ferroviaire, assez largement laissée en friche inaccessible. Cette couture n’était pas évidente à réaliser au vu des dénivellations qui existent dans le quartier et le caractère souterrain de la future gare. On recourt du coup à un urbanisme sur dalle, un genre qui a été très utilisé après-guerre, fort décrié ensuite, mais qui reste la seule manière à certains endroits de réaliser ce type de couture. Le succès de cette opération d’envergure pourra se juger une fois que l’ensemble sera réalisé et que la population aura pleinement pu se l’approprier et le faire vivre.
Mais puisque la mobilité est un thème phare de votre rencontre, on notera que le secteur de la gare des Eaux-Vives a d’ores et déjà bénéficié d’un prix national de mobilité, le prix FLUX, qui voue une attention particulière aux pôles multimodaux. Le prix Flux 2022 a salué l’intermodalité du site, c’est-à-dire la possibilité d’effectuer un déplacement en recourant à plusieurs modes de transport : la gare, les deux lignes de tram, les bus TPG ainsi que les cars transfrontaliers. S’y ajoutent des cheminements faciles, les parkings, les vélostations existante ou à venir. Il faut aussi souligner la proximité de la voie verte, née du projet CEVA, et son importance majeure pour les cyclistes, les piétonnes et les piétons. Celle-ci n’est pas encore achevée. La voie verte CEVA doit se prolonger jusqu’au pays de Gex sous la forme de la voie verte d’agglomération. Et j’ai pu faire démarrer cette année les études sur le segment qui mènera d’ici à Champel et à la rive de l’Arve. Nous avons par ailleurs dévoilé en début d’année les résultats d’un mandat d’étude parallèles sur le tronçon Wilsdorf-Bâtie. Le quai des Vernets devrait être mis en chantier au printemps prochain. Et s’il n’y avait pas eu un recours en justice, le quai du Cheval Blanc serait aujourd’hui en cours de réalisation.
En outre, il faudra redessiner le petit tronçon de voie verte longeant le site de la gare des Eaux-Vives. En effet, les plans initiaux faisaient passer les cycles par la partie basse du site, mais on songe désormais plutôt à orienter les flux cyclables sur l’avenue de la Gare-des-Eaux-Vives. Pourquoi ? Parce que la voie verte est un peu victime de son succès et connaît un fort flux de vélos électriques dits rapides – des engins qui ont, à notre sens davantage, leur place sur un site à caractère routier plutôt que sur la zone basse du site qui, elle, se veut apaisée.
Par ailleurs, nous n’oublions pas les piétons et les piétonnes. Les services du DACM travaillent sur un projet d’amélioration de la marche le long de la rue de la Terrassière, afin de la rendre plus apaisée et plus accueillante. Il semble en effet essentiel que le parcours à pied soit agréable entre le grand pôle de mobilité que constitue la gare des Eaux-Vives et l’hypercentre : Rive et les Rues Basses.
Quelques mots maintenant sur le dernier lot de logements et d’équipements publics qui vont venir compléter cet ambitieux projet urbain. Le dernier lot de bâtiments de l’esplanade de la gare de Eaux-Vives (dit lot BC) est maintenant en pleine construction, vous avez pu le constater. Pour la Ville de Genève, c’est un chantier exceptionnel par sa situation centrale, son ampleur et sa complexité. Le projet, mené en collaboration très étroite avec la Fondation de la Ville de Genève pour le logement social, est composé d’un socle avec une emprise au sol longue de 205 mètres sur 35 mètres de large. Sur ce socle commun vont être érigées 6 immeubles, qui accueilleront des affectations diverses. Le tout se déploie sur onze niveaux.
Ce chantier est actuellement mené par la Ville de Genève, qui prend à sa charge la partie souterraine du complexe, soit un parking de 226 places et un abri PC au 3e sous-sol, une salle omnisport, une salle d’escalade et des locaux de voirie au 2e sous-sol, et pour finir une piscine, une vélostation de 500 places et un supermarché au 1er sous-sol, qui donnera sur la galerie commerciale existante dans la gare des Eaux-Vives. Ensuite, la Ville de Genève bénéficiera également au rez-de-chaussée d’un espace de vie enfantine et d’un espace socio-culturel, dont la construction sera assurée par notre Fondation, dans le cadre du chantier des 150 logements bâtis sur le socle de la Ville.
Il est important de mentionner un aspect novateur de la préparation de ce chantier d’envergure. Cela a été l’occasion pour la Ville de Genève de tester la bioremédiation : un moyen original de dépollution des sols. De minuscules champignons de provenance locale ont été à l’œuvre sur place pendant quelques mois en 2023 pour absorber les polluants, ce qui a comporté des avantages économiques et surtout écologiques, puisque la terre a été traitée sur place au lieu de transiter par un ou plusieurs sites de dépollution. La Ville continuera d’utiliser ce procédé dans l’avenir, notamment dans le cadre de la création du parc de la pointe de la Jonction.
Voir ces nouveaux espaces prendre vie petit à petit en plein centre-ville est historique, car plus qu’un simple quartier, c’est un véritable morceau de ville qui se développe ici, avec l’ambition d’un cadre de vie agréable et dynamique, baigné d’échanges sociaux, culturels et économiques.